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Le transport de marchandises en voilier se développe, même s’il n’est pas en mesure de concurrencer les titanesques porte-conteneurs.

 

Une relocalisation de la production permettrait d’éviter cet écueil, mais plusieurs visions s’affrontent sur ce que pourrait devenir le transport à la voile.

 

  • Saint-Étienne (Loire), reportage

« Alors, on est de retour, pirate ? » François Mangin-Deville a largué les amarres à Saint-Étienne, début décembre, pour y passer les fêtes. Le créateur de la compagnie les Frères de la côte a laissé les chantiers d’Amsterdam, où il travaille sur un nouveau navire, et est retourné aux sources. Rue Saint-Jean, au cœur de la ville minière, il fait une rapide visite du magasin d’antiquités, tradition familiale depuis 1861. Cheveux broussailleux, barbe épaisse sur laquelle trône une longue moustache, peau tannée par le vent… Le quadragénaire a plus l’aspect d’un vieux loup de mer que d’un antiquaire. « Pourtant, il y a eu une époque où je me rasais deux fois par jour », sourit le capitaine. À l’intérieur du local où il accueille ses invités, quelques pièces du magasin familial, des bouteilles de rhum et du chocolat sont entreposés en vrac. Ces marchandises ont été rapportées d’un voyage avec le Tres Hombres, voilier néerlandais de la compagnie Fairtransport.

Sur ce navire, l’ancien mousse des bords de Loire a raccordé sa passion de la voile avec son histoire familiale : « Nous sommes depuis cinq générations déménageurs et antiquaires. J’ai toujours fait du rangement et du transport ». Afin de poursuivre l’aventure, il a lancé en 2015, avec son frère Raphaël, basé en Martinique, la compagnie des Frères de la côte, qui écoule rhum et chocolat en France. Aujourd’hui, face à une augmentation de la demande, ils se lancent dans la réhabilitation d’un navire plus gros.

Grégory Giradin (en haut) et François Deville-Mangin dans la boutique familiale des Deville, en plein centre de Saint-Étienne.

Grand de quarante-deux mètres, le Zeehaen, deux mâts de style XVIIe siècle, pourra transporter cent tonnes de marchandises. « Nous travaillons avec environ cent trente cavistes pour du rhum de dégustation », dit Grégory Girardin, chargé dans l’entreprise des relations avec les investisseurs. En direction des Antilles, un équipage de quinze matelots transportera du vin, du porto et de l’huile d’olive. Au retour, ils rapporteront des fèves de cacao, du café et du rhum vieilli dans les cales du navire. « L’idée est d’apporter des produits qu’on ne trouve pas outre-Atlantique, histoire de ne pas faire de concurrence », dit François Mangin-Deville. Si tout se passe bien, la mise à l’eau pourrait avoir lieu en 2022. D’ici là, un appel aux dons a été lancé pour financer les travaux sur ce navire de type brigantin [1].

Une industrie polluante, une remise en cause minimale

Point névralgique du commerce international, le transport maritime représente 90 % des échanges marchands mondiaux. Il est à l’origine de 3,5 % des émissions de CO2 mondiales [2] et d’environ 10 % des émissions d’oxyde de soufre. En novembre, les recommandations de l’Organisation maritime internationale (OMI), institution organisatrice du transport maritime, ont fait avancer très (trop) timidement la décarbonation de cette industrie. « L’OMI aurait dû bouger il y a une vingtaine d’années », dit Florent Violain, président de Windship, une association rassemblant des professionnels du transport de marchandises à la voile.

Le « Tres Hombres » lors d’un déchargement.

Pour forcer le mouvement, l’idée de développer un transport fonctionnant au vent, énergie inépuisable, gratuite et non polluante, séduit depuis plusieurs années. Sa mise à l’eau est plus récente. En novembre, l’entreprise Grain de sail a été la première à lancer un « voilier-cargo » de type moderne. Quinze mille bouteilles de vin ont fait le voyage vers New York, quarante tonnes de cacao feront le voyage retour à destination de leur chocolaterie de Morlaix. « Dans le transport à la voile, soit on va chercher des contrats avec des entreprises, soit on crée un fonds de commerce, le problème étant de remplir les cales », dit Stefan Gallard, directeur markéting à Grain de sail. « Nous, nous avons pris le problème à l’envers. Nous avons d’abord produit pour remplir le navire. » L’avantage ? Un équilibre économique trouvé assez rapidement. L’entreprise ajoute dix centimes sur ses tablettes de chocolat pour payer son voyage à la voile. Problème : impossible d’abandonner totalement le transport maritime classique. « On maintiendra toujours une relation avec nos transporteurs conventionnels », convient Stefan Gallard.

Un véritable cargo à voiles

Autre solution : passer directement par des armateurs, ces compagnies spécialisées dans le voilier-cargo. Parmi celles-ci, Neoline présente le plus gros projet de voilier. Grand de 136 mètres de long, large de 24, le Neoliner sera capable de transporter mille cent tonnes de marchandises pour un poids total de cinq mille tonnes. Un cargo à voile plus qu’un voilier-cargo, pour certains concurrents, prévu pour 2023. « C’était à peu près la taille du France II, dernier voilier de ce style au début du XXe siècle », dit Jean Zanuttini, président de Neoline. « La véritable révolution pour nous, c’est l’utilisation de routages, de nouvelles technologies permettant de prendre les meilleures routes avec les meilleurs vents. »

Le voilier cinq mâts « France II », qui naviguait au début du XXe siècle.

Ancien de la marine marchande, M. Zanuttini, comme son équipe, parle son langage et pense « ponctualité », « ligne régulière » et « vitesse commerciale », loin d’un commerce au gré du vent prôné par les puristes de la voile. Une manière de voir que partage Transoceanic Wind Transport (TOWT), autre mastodonte dans le domaine, avec des navires moins grands. L’époque où la compagnie bretonne se contentait de transports sur de vieux gréements est révolue. En mai, l’entreprise a fait sensation en lançant un appel à manifestation d’intérêt pour la construction de quatre navires de soixante-dix-huit mètres, avec quatre mille m2 de voilure. Coût du projet : soixante millions d’euros.

Dans les deux cas, le business plan est rodé avec des vitesses moyennes vendues aux clients oscillant entre onze et douze nœuds (environ 20 à 22 km/h), moteurs d’appoints à l’appui. « Avec le transport par les vieux gréements, nous étions autour de quatre euros le kilo de transport pour une transatlantique », dit Grégoire Théry, responsable développement et affaires publiques chez TOWT. « Avec ce navire, le coût du transport va passer en dessous d’un euro. En comparaison, avec un navire classique, ce coût serait de dix centimes. » Dans ce système économiquement défavorable, le marketing écolo joue pour séduire les entreprises. « Le transport était le chaînon manquant pour avoir un produit totalement propre », observe Grégoire Théry.

Par sa taille et son design, le « Neoliner », premier navire pilote de Neoline, commence à ressembler à un cargo.

Une logique qui fait bondir les Frères de la côte. « Pour résumer, nous, on fait de la permaculture pendant que d’autres font pousser des tomates bios sous serre, râle François Mangin-Deville. « Le transport à la voile ne doit pas s’adapter au marché. C’est l’inverse qui doit se passer. Si on fait du copier-coller, de modèle existant, on ne peut que le reproduire. Si c’est pour utiliser des voiles rigides et non recyclables, à quoi ça sert ? »

Au cœur des critiques, les dérives d’une logique marchande, selon les Stéphanois. Pour remplir ses cales, Neoline s’est, par exemple, associé avec Renault afin de transporter des voitures à travers l’océan. Côté transport, TOWT, comme Neoline, ont aussi laissé de côté l’idéal 100 % à la voile pour un modèle hybride. Côté Neoline, 70 % du trajet sera fait avec la force vélique. En baissant de quatre nœuds la vitesse moyenne du navire (onze nœuds — 20 km/h — au lieu de quinze — 27 km/h — pour un navire marchand), Jean Zanetti précise tout de même économiser 80 à 90 % de fuel.

Avec ses nouveaux navires, Towt va multiplier sa capacité de transport par trente.

« De l’écoblanchiment », grincent les Ligériens. Du réalisme, selon Windship. Rassemblant seize entreprises du secteur, dont Neoline, l’association estime que les deux approches sont complémentaires : « Toute une partie du monde industriel et politique a besoin de voir que d’autres solutions existent », dit son président, Florent Violain. Il rappelle l’urgence de la situation. Aujourd’hui, la flotte de commerce mondiale est composée de plus de cinquante-deux navires. Polluants, ces derniers ont une espérance de vie d’une vingtaine d’années et vont continuer à naviguer. L’urgence est donc de prouver l’intérêt du vent, vite, avant que de nouveaux investissements ne soient engagés.

Du reste, de Neoline aux Frères de la côte, tous les acteurs se retrouvent sur des préceptes simples : consommer moins, être plus local, constituer des flottes de navires de plus petites tailles. Quoi qu’il advienne, les voiliers ne pourront jamais concurrencer les porte-conteneurs. Le plus grand, le MSC Gülsün, est long de 400 mètres et capable de transporter 23.750 conteneurs. En comparaison, le navire pilote de Neoline pourra en transporter 280. Des rapports sans équivalent, expliquant les prix imbattables du transport par les navires classiques. « Attention tout de même, le transport massifié de porte-conteneur aussi est fragile », souligne Jean Zanuttini, de Neoline. L’ancien de la marine marchande rappelle que ces navires ne peuvent circuler qu’à condition d’être remplis. En d’autres termes, si une production locale se développe, ils n’ont plus lieu d’être. Un facteur d’espoir pour les pirates comme pour les nouveaux patrons de voiliers-cargos.

https://reporterre.net/Le-transport-de-marchandises-a-la-voile-a-le-vent-en-poupe

 

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